L’opéra en France de la fin du XIXe siècle aux années 1960 :
les derniers feux d’un monde
par Hervé Lacombe, professeur à l’Université Rennes 2
(octobre 2015)
La division de l’histoire en siècles est une convention, utile, mais arbitraire, reposant sur le découpage abstrait de notre calendrier. La musique française ne change pas soudainement en 1900. Dans le domaine de l’opéra, on assiste dès la fin du xixe siècle à une transformation du système lyrique constitué jusqu’alors autour d’institutions parisiennes et de genres bien établis, et structuré par une forte centralisation politique et culturelle. De nouvelles tendances émergent, liées aux courants littéraires, au monde des théâtres et du divertissement, à l’évolution des idées, aux changements de société et aux profondes transformations de la vie culturelle entre la Belle époque et les Années folles. Sur un autre plan, plus spécifiquement artistique, l’évolution du livret, du langage musical, des formes, des genres lyriques et de la vocalité, les influences étrangères enfin conduisent à un remodelage de l’opéra français. Cette histoire complexe est cependant toujours scandée tout au long du xxe siècle par des œuvres-événements, comme Pelléas et Mélisande (1902) de Claude Debussy ou Saint François d’Assise (1983) d’Olivier Messiaen <visionner un entretien du compositeur au sujet de cette oeuvre>. Elle est animée par des figures dominantes ou influentes : compositeurs, interprètes, directeurs, mais encore politiques pouvant infléchir dans un sens plutôt que dans un autre les choix artistiques autant que l’organisation matérielle et institutionnelle d’une maison d’opéra. Les orientations culturelles de l’État, d’une région ou d’une mairie, et la gestion des subventions restent déterminantes.
Plusieurs phénomènes, que nous voudrions évoquer, au moins rapidement, participent d’une reconfiguration profonde du paysage lyrique français de la fin du xixe siècle au milieu du xxe siècle : le délitement du système des genres (1) ; le passage d’un théâtre de création à un théâtre de répertoire (2) ; la tension entre centralisation et décentralisation (3) ; le difficile maintien des nouvelles œuvres au répertoire (4) ; le changement de société et le vieillissement du genre (5).
1. Le délitement du système des genres
Deux institutions-phares ont produit les deux genres essentiels du répertoire français : le grand opéra, entièrement chanté, donné à l’Opéra (dit aussi Académie de musique), l’opéra-comique, mêlant parler et chanter, donné à l’Opéra-Comique (situé salle Favart). Sous le Second Empire, le Théâtre-Lyrique et les Bouffes-Parisiens ont créé les conditions d’un renouveau ; le premier en accueillant Gounod et Bizet dans des genres intermédiaires, le second en abritant l’opérette défendue par Offenbach. Dans le dernier quart du xixe siècle, pour diverses raisons, dont la montée en puissance du modèle wagnérien, ces délimitations génériques assez strictes – très encadrées par la législation et l’administration des théâtres – ont fini par disparaître. Au xxe siècle, le compositeur et son équipe sont en principe plus libres de concevoir leurs œuvres, et le parler, obligatoire dans l’ancien opéra-comique, disparaît des scènes principales – il demeure, cependant, dans l’opérette et les comédies musicales. Ce mouvement suit la grande revendication d’autonomie de l’artiste moderne.
La relation entre une institution et un genre liait le format dramatique et sonore de l’œuvre aux moyens artistiques et au cadre acoustique d’une salle. Nombre d’ouvrages conçus pour la scène, la salle, l’orchestre et les catégories vocales de l’Opéra-Comique sont aujourd’hui difficilement adaptables dans les grandes maisons d’opéra et avec une distribution internationale. Certaines œuvres perdent une partie de leur mystère et du caractère d’intimité qui les caractérisent en se retrouvant dans un grand vaisseau. Remarquons que la Carmen de Georges Bizet n’est entrée au répertoire de l’Opéra qu’en 1959, avec les récitatifs de Ernest Guiraud et une conception visuelle spectaculaire dénaturant l’œuvre de 1875. <visionner une archive ORTF sur cette production>
Inversement, les énormes productions générées par l’Opéra n’ont guère de sens sur des scènes plus modestes. La volonté de grandiose et d’utiliser toutes les ressources offertes par « la grande boutique » est d’ailleurs une des raisons de l’épuisement de la création dans ses murs. Faut-il nécessairement utiliser le ballet, des décors somptueux, l’orchestre au complet, un chœur important et des voix solistes puissantes pour créer un opéra ? À bien des égards, l’association de l’Opéra à l’idée du grand genre lyrique reposant sur des moyens considérables écrase les auteurs. C’est pourquoi, le vent de renouveau va en partie venir d’institutions et de genres aux antipodes des grosses machines lyriques et de l’imaginaire hérités du xixe siècle.
L’opéra en France de la fin du XIXe siècle aux années 1960 :
les derniers feux d’un monde
par Hervé Lacombe, professeur à l’Université Rennes 2
2. Du théâtre de créations au théâtre de répertoire
L’acclimatation sur le territoire national d’un nombre de plus en plus important d’ouvrages venus de l’étranger a provoqué une redistribution des « valeurs lyriques » et un réaménagement de la programmation. L’internationalisation des carrières des chefs et des chanteurs, la diffusion des œuvres et des divas et divos via l’enregistrement (Caruso a été l’un des tout premiers interprètes à construire une carrière et une réputation internationales par le disque), le développement d’une presse rendant compte des grandes productions des capitales du monde lyrique, plus récemment le puissant mouvement de mondialisation : tout a convergé vers une comparaison et une relative uniformisation. Alors que le xixe siècle a été l’époque de l’émergence des répertoires nationaux, le xxe a très progressivement donné naissance à un répertoire partagé (appelé parfois « grand répertoire ») réunissant quelques dizaines de titres seulement, incessamment repris d’un bout à l’autre de la planète. Dans cette liste, incontournable pour les programmateurs désireux d’assurer le remplissage de leur théâtre, très peu de partitions françaises ont droit de cité – essentiellement Faust (en perte vitesse) et Carmen – aux côtés des ouvrages de Verdi, Puccini, Mozart, Wagner et quelques autres.
Le chef-d’œuvre de Bizet a longtemps été considéré comme l’opéra le plus joué au monde. Sa prodigieuse carrière n’a cessé, depuis sa création parisienne, de traverser de nouveaux territoires. En 1982, représenté à Pékin dans une mise en scène de René Terrasson et avec des interprètes locaux, Carmen est devenu le premier opéra occidental traduit en chinois. Opposées à ce destin planétaire s’étalant sur plus d’un siècle, les œuvres créées au cours du xxe siècle ont eu une vie souvent courte, voire éphémère. Mais il en a été ainsi pour une grande partie de la production lyrique depuis le xviie siècle. La mystérieuse postérité n’est qu’un mouvement de construction et déconstruction des valeurs et du goût.
En complément à leur programmation, les maisons d’opéra, en France et dans le monde, puisent dans des répertoires plus spécifiques – nationaux, contemporains, mais aussi « baroques »… La musique ancienne a paradoxalement constitué une voie de renouvellement. Par exemple, Lully et Rameau pour les compositeurs français, Monteverdi et Haendel pour les étrangers, sont apparus dans les dernières décennies du xxe siècle comme des auteurs susceptibles d’intéresserle public, bien qu’ils fussent tombés dans l’oubli le plus total au xixe siècle. Leur redécouverte fut longue ; leur réappropriation par le monde contemporain lente, mais souvent accompagnée d’un émerveillement. Compositeurs, artistes, musicologues ont découvert dans les sources anciennes des ressources pour l’histoire de la musique tout autant que pour le spectacle vivant. C’est ainsi grâce aux travaux pionniers de Vincent d’Indy que Monteverdi réapparut, véritablement, sur la scène lyrique. Lorsque le grand musicographe Arthur Pougin découvrit en février 1905, salle Pleyel, L’Orfeo dans une version condensée réalisée par d’Indy, il s’empressa de rendre compte de son émotion dans le grand journal musical du temps, Le Ménestrel : « tout cela est très beau et tout cela est une révélation, la révélation d'un génie que nous avions accoutumé jusqu'ici de respecter sur parole et que nous pouvons apprendre à admirer aujourd'hui comme il le mérite. Pour ma part, je sais un gré infini à ceux qui m'ont procuré cette jouissance et permis cette admiration. » <Télécharger le texte intégral de la critique>
L’histoire de l’opéra au xxe siècle est, pour partie du moins, l’histoire d’un répertoire fluctuant mêlant de plus en plus des œuvres de toute époque et de tout pays.
3. Centralisation et décentralisation
La vie lyrique française est déterminée durant deux siècles par un rapport très hiérarchisé entre un centre producteur et des régions consommatrices. Au cours du xixe siècle, les institutions parisiennes ont donné le la à tous les autres théâtres du pays. L’Opéra-Comique particulièrement alimentait ces théâtres. En mai 1836, le député Aroux pouvait ainsi déclarer que l’opéra-comique « est un genre qu’il est important d’encourager, comme répondant aux nécessités, aux habitudes, au goût de nos départements. » L’apparition de nouveaux centres de création d’opéras français aux limites du pays (limite extérieure à Bruxelles et limite intérieure à Monte-Carlo) est le signe de l’essoufflement des institutions et du vieillissement des genres traditionnels liés à ces institutions. Le cas des créations de Jules Massenet – le grand représentant de l’art lyrique français à la fin du xixe siècle – est particulièrement exemplaire de la transformation des pratiques. Les créations de Werther (1892) en Autriche – à Vienne précisément – et de La Navarraise (1894) à Londres, au Covent Garden, témoignent d’une nouvelle internationalisation de la vie lyrique. Symptomatiquement, plusieurs de ses ouvrages sont créés à l’Opéra de Monte-Carlo et non dans une institution parisienne (voir tableau page suivante) <visionner un extrait de Thérèse, récréé à l’Opéra Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane>.
Outre Massenet, qui devient l’ami du Prince Albert Ier et bénéficie de cette nouvelle scène, citons, parmi les compositeurs de renom représentés sur « le rocher », Fauré, Ravel et même Puccini <extrait vidéo de la production de Pénélope de G. Fauré à l'Opéra national du Rhin (2015)>. Dès 1909, le premier cycle complet du Ring donné en France dans la langue originale résonne sur les rives de la Méditerranée et non dans la capitale. L’activité des Ballets russes de Diaghilev à Monte-Carlo au début du xxe siècle accroît un temps le rayonnement de la principauté.
La capitale française semble bien perdre de sa superbe : « Paris, qui faisait autrefois les gloires, se contente maintenant de les consacrer. Il reçoit la lumière au lieu de la donner. » (Saint-Saëns, Harmonie et mélodie, 1885.) Comparable au fameux Salon des refusés en peinture, le Théâtre de la Monnaie accueille, outre les compositeurs belges comme Jan Blockx, nombre de compositeurs français qui piétinent devant les portes des institutions parisiennes. Massenet une fois encore montre le chemin. En 1881, Bruxelles donne la première mondiale de son Hérodiade (en italien) refusée par l’Opéra de Paris. Suivent des œuvres de Reyer, Chabrier, Godard, Magnard, d’Indy (voir tableau pages suivantes). Le Roi Arthus de Chausson, créé à La Monnaie en 1903, ne sera donné dans son intégralité à l’Opéra de Paris qu’en… 2015 <écouter un extrait>.
Les créations d’Arthur Honegger – Judith (1926) à Monte-Carlo et Antigone (1927) à Bruxelles – confirment ce mouvement. Ce premier décentrement est dû à un manque des théâtres de la capitale, plutôt qu’à une volonté de réorganiser le monde lyrique français. Une véritable politique de décentralisation, dont on parle pourtant depuis le xixe siècle et qui pourrait revitaliser le genre, n’est pas encore mûre.
Liste de créations (certaines posthumes) à Monte-Carlo |
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1894 | César Franck, Hulda |
1896 | César Franck, Ghiselle |
1897 | Isidoro de Lara, Moïna |
1899 | Isidoro de Lara, Messaline |
1902 | Jules Massenet, Le Jongleur de Notre-Dame |
1904 | Édouard Trémisot, Pyrame et Thisbé |
1905 | Jules Massenet, Chérubin |
Georges Bizet, Don Procopio | |
Xavier Leroux, Théodora | |
1906 | Camille Saint-Saëns, L’Ancêtre |
1907 | Jules Massenet, Thérèse |
1909 | Raoul Gunsbourg, Le Vieil aigle |
1910 | Jules Massenet, Don Quichotte |
1911 | Camille Saint-Saëns, Déjanire (version lyrique) |
1912 | Jules Massenet, Roma |
Raoul Gunsbourg, Venise | |
1913 | Gabriel Fauré, Pénélope |
1914 | Jules Massenet, Cléopâtre |
1917 | Giacomo Puccini, La Rondine |
1918 | Raoul Gunsbourg, Manole |
Gabriel Fauré, Masques et Bergamasques | |
1919 | Reynaldo Hahn, Nausicaa |
1920 | Raoul Gunsbourg, Satan |
1922 | Jules Massenet, Amadis |
1923 | Raoul Gunsbourg, Lysistrata |
1925 | Maurice Ravel, L’Enfant et les sortilèges |
1926 | Arthur Honegger, Judith |
Exemples de créations de compositeurs françaisau Théâtre de La Monnaie de Bruxelles |
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1881 | Jules Massenet, Hérodiade |
1884 | Ernest Reyer, Sigurd |
1886 | Emmanuel Chabrier, Gwendoline |
1888 | Benjamin Godard, Jocelyn |
1890 | Ernest Reyer, Salammbô |
1892 | Albéric Magnard, Yolande |
1895 | Xavier Leroux, Évangéline |
1897 | Vincent d’Indy, Fervaal |
1903 | Vincent d’Indy, L’Étranger |
Ernest Chausson, Le Roi Arthus |
L’opéra en France de la fin du XIXe siècle aux années 1960 :
les derniers feux d’un monde
par Hervé Lacombe, professeur à l’Université Rennes 2
4. Œuvres nouvelles et répertoire
Toute œuvre a au moins deux vies : celle correspondant au temps bref de sa création et celle au temps long de ses reprises et de sa diffusion. Malgré de nombreux signes de vieillissement, malgré les lacunes de l’Opéra de Paris, le théâtre lyrique demeure, en France, très pratiqué par les compositeurs durant les premières décennies du xxe siècle, de l’opérette la plus légère au drame le plus sombre. Pourtant, parmi tous les ouvrages créés depuis Pelléas, rares sont ceux à bénéficier d’un statut international et à être programmés régulièrement. L’opéra que Poulenc a tiré du texte de Bernanos, Dialogues des Carmélites (créé en 1957 à la Scala de Milan, en italien, puis à l’Opéra de Paris, en français), est l’un des très rares ouvrages datant du second xxe siècle à s’être imposé en France et à l’étranger. Le texte admirable du grand écrivain y est pour beaucoup, mais aurait tout aussi bien pu écraser le musicien. <écouter l'enregistrement intégral de la première de l'œuvre à La Scala de Milan>
Longtemps figure dominante du monde des théâtres lyriques, le librettiste tend à disparaître en tant que tel. Il n’y a pas de Quinault ou de Scribe du xxe siècle. Les formes et les auteurs du texte se diversifient. À l’image de Berlioz et Wagner, le compositeur peut devenir son propre librettiste ; certains ouvrages empruntent leur substance littéraire directement à un texte dramatique, comme Pelléas ou les Dialogues des Carmélites. L’ouvrage de Debussy est un exemple ambigu de réussite. Sa vocalité souvent anti-lyrique (le compositeur n’a pas recherché le déploiement de la voix mais la nuance jusqu’aux confins du silence) en fait une œuvre encore peu appréciée des aficionados du « beau chant » ; mais sa qualité musicale, sa puissante originalité, son retour aux sources de l’opéra en retrouvant une sorte de récitatif chantant fondé sur les spécificités de la langue française, lui ont permis d’intégrer le rang des pièces maîtresses du genre.
André Messager, Camille Erlanger, Gabriel Pierné, Albéric Magnard, Henri Rabaud, Reynaldo Hahn, Henry Février, Jacques Ibert, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Henri Sauguet, Henri Tomasi, etc., sont, malgré de vrais succès pour certains, peu ou plus donnés au tournant du xxe et du xxie siècles. Prenons deux exemples du difficile maintien au répertoire d’œuvres ambitieuses et de grande qualité. Le chatoyant opéra-ballet sur sujet exotique de Roussel, Padmâvati, est créé à l’Opéra en 1923, puis cesse sa carrière sur la première scène française en 1947, après quarante représentations <lire la critique de la création de cette œuvre>.
Son retour sur une scène de la capitale se fera en 2008 seulement, au Châtelet. La splendide partition d’Œdipe (1936) de Georges Enesco manque sans doute d’une dramaturgie plus efficace pour s’imposer sur scène. Elle est tout de même l’objet d’enregistrements et de reprises à l’étranger.
Avec de petits formats, Maurice Ravel réussit beaucoup mieux son inscription au répertoire dans la durée. Lors de sa création en 1911 à l’Opéra-Comique, L’Heure espagnole ne parvient qu’à comptabiliser neuf représentations. « Il faut le dire, écrit Arthur Pougin au sortir de la représentation, la musique bouffe de M. Ravel est lugubre, avec ses mouvements toujours lents, avec son manque d'accent, avec ses complications de rythme, avec son orchestre tarabiscoté, avec ses difficultés d'intonation pour les chanteurs, difficultés provenant d'harmonies étranges et choquantes. » L’ouvrage est repris à l’Opéra en 1921, mais ce n’est que dans les décennies suivantes qu’il gagne une renommée internationale. L’Enfant et les sortilèges, que nous avons vu créé en 1924 à Monte-Carlo, est représenté à l’Opéra-Comique en 1926 puis à l’Opéra en 1939, puis disparaît, puis est repris en 1960. Son inscription sur les scènes nationales et internationales s’est faite lentement. <voir une sélection de documents sur cette œuvre>
5. Changement de société et vieillissement du genre
Après 1945, force est de constater que l’opéra comme pratique sociale et comme valeur esthétique s’est appauvri. Sur le plan artistique, les avant-gardes le rejettent comme un objet impur et réclament une table rase pour imaginer une musique nouvelle et affranchie de toute contrainte ou, plus radicalement, de toute relation à ce qui n’est pas elle. Sur le plan social et culturel, le théâtre lyrique doit faire face à la concurrence de nouvelles formes d’expression, à de nouvelles pratiques de divertissement et à de nouveaux médias dans le contexte d’une société des loisirs. Music-hall puis cinéma, radio puis télévision, avènement d’un art « populaire » citadin et d’un commerce musical de masse modifient très progressivement sa position au sein de la cité. Alors qu’il était en harmonie avec l’idéologie et la montée en puissance de la bourgeoisie au cours du xixe siècle, l’opéra est perçu comme une dissonance dans la ville moderne et dans le concert des avant-gardes du second xxe siècle. Les grandes voix fascinent toujours, mais le cadre figé des vieux théâtres et la forme artistique où elles s’expriment sentent la poussière, dénotent un monde de conventions que le manque de soin apporté aux productions ne fait qu’accroître. Après les temps troublés de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation, les décennies 50 et 60 donnent le sentiment d’une déroute.
Suivons simplement les créations à l’Opéra à partir de la Libération de Paris. Si le ballet manifeste une belle vitalité, l’opéra s’enlise. Rien de neuf entre 1945 et 1949 si ce n’est deux représentations de Peter Grimes de Britten en 1948 par les artistes de Covent Garden (l’œuvre ne sera reprise qu’en 1981). Les Noces corinthiennes de Henri Busser, données en 1949, ne sont qu’une entrée au répertoire d’une œuvre créée en 1922 à l’Opéra-Comique. Les créations de Bolivar de Darius Milhaud en 1950 et de Kerkeb de Marcel Samuel-Rousseau en 1951 ne parviennent à replacer l’Opéra dans une dynamique de régénération de ses pratiques et de son esthétique. En 1952, l’opéra-ballet Les Indes galantes (1re reprise à l’Opéra depuis 1773 !) rappelle Rameau au souvenir des spectateurs <visionner un entretien avec Maurice Lehmann sur cette recréation ou voir les costumes créés pour cette production>.
L’Opéra de Paris s’enferme dans le passé, avec des mises en scène désuètes, un manque criant de créations, la perte (réelle ou fantasmée) d’artistes d’envergure capables de ranimer durablement la flamme du « chant français », un esprit de routine qui touche le personnel, et la reprise mécanique de partitions faisant du patrimoine lyrique une vieille chose peu attractive. C’est pourtant au milieu de ce marasme qu’est représenté Dialogues des Carmélites de Poulenc en 1957.
Quelques ouvrages constituent le fond immuable de la programmation. Ils sont joués dans une mise en scène, des décors et des costumes très rarement renouvelés. Faust atteint sa 2000e représentation à l’Opéra de Paris le 11 février 1944. L’idée de la mise en scène comme partie intégrante de l’œuvre, fixée définitivement – au même titre que la ligne de chant – se révèle être une impasse. En 1959, Antoine Goléa donne justement l’exemple du Faust de Gounod : « Lorsque, il y a quelques années, on a effectivement commandé au peintre Wakhevitch de nouveaux décors et costumes […], on lui a imposé de respecter rigoureusement, pour les décors, l’ancienne plantation, avec les entrées et les sorties de toujours, afin qu’on ne fût pas obligé de toucher à la mise en scène proprement dite ! » (Musica, février 1959.) Le constat que fait alors Goléa sur l’état de l’Opéra est terrible : « Le ronron et le rabâchage s’y installent le plus souvent à la place de l’esprit de création, du goût de l’invention. »
Plus généralement, l’architecture des théâtres conditionne les modalités d’existence du genre, notamment en imposant un rapport frontal scène/salle. Dans ce contexte, on peut comprendre la posture iconoclaste de Pierre Boulez qui, dans un entretien au journal allemand Der Spiegel publié le 27 septembre 1967, proclame sans ménagement : « Il faut faire sauter les maisons d’opéra ! » La violence des détracteurs de l’opéra touche tout : genre, salle, public. Issu du monde du théâtre, intellectuel marqué par une certaine idéologie, Patrice Chéreau ne craint pas d’affirmer en 1974 dans L’Avant-scène Opéra : « Quand je vois le public d’opéra que j’ai appris à découvrir, je me rends compte que ces gens me sont étrangers, sont la plupart d’une inculture saisissante, que je n’ai rien à leur dire, que je ne veux rien avoir à leur dire. » Les dernières décennies du xxe siècle vont permettre de lui opposer un démenti.
La Réunion des théâtres lyriques nationaux créée en 1936 et réunissant l’Opéra et l’Opéra-Comique n’a pas vraiment apporté de remède au mal qui gangrène le genre. L’Opéra-Comique ferme en 1972. Il est occupé à partir de 1974 par l’Opéra Studio, qui est supprimé en 1978. Il faut attendre la reprise en main de l’organisation de la musique en France par Marcel Landowski et la nomination de Rolf Liebermann en 1973 à la tête de l’Opéra pour que, symboliquement du moins, le mouvement de déclin du théâtre lyrique français s’inverse.